CIORAN
PARLE
Article de D. GAUER - Maître
de Conférences - Université de La Réunion ( Mars 2003 )
Toi, toi si tu étais le bon Dieu,
Tu ne serais pas économe
De ciel bleu
Mais tu n'es pas le bon Dieu,
Toi tu es beaucoup mieux
Tu es un homme.
(Jacques Brel)
Les
Entretiens, de et avec Cioran (Arcades Gallimard, Paris, 1995),
démontrent plusieurs choses.
Et tout d'abord que les grands esprits (ou réputés tels) ne gagnent
pas forcément à être fréquentés. C'est ainsi qu'à une certaine époque
où je préparais une thèse sur l'œuvre de Beckett, j'ai décliné de
rencontrer l'inaccessible auteur, comme me l'avait proposé quelqu'un de
bien placé, qui connaissait une filière et avait des contacts : quelque
chose me disait qu'une telle rencontre du troisième type risquait de
gravement nuire à mon projet &endash; ce que j'ai lu par la suite a
amplement confirmé mes craintes : je ne pense pas que j'aurais retiré
grand-chose d'intéressant d'une telle entrevue, à part voir un E.T.
(Cioran dit qu'il a toujours l'air de tomber de la lune) ou un saint
selon certains (les saints me transpirent profondément sur les
bretelles, pour parler vulgairement et par euphémisme), et surtout que
son numéro de Saint-Sébastien mâtiné de Belacqua avec une dose de mère
Térésa pour faire bonne mesure, sa défroque de Christ lunaire et
pseudo-nihiliste, m'aurait particulièrement enthousiasmé. Enfin, selon
Cioran, Beckett était « une présence ». Soit.
Cioran, d'après les entretiens sus-mentionnés, est à peu près du même
tonneau. Mais tout d'abord, on se demande pourquoi il a accordé ces
entretiens à une brochette de vingt personnes (dont un certain nombre
d'abrutis, il faut bien le dire) des deux sexes, l'exhibitionnisme et
la publicité pour ses bouquins étant au bout du compte les deux seules
explications possibles, à moins qu'il ne s'agisse tout bonnement
d'ennui, l'une de ses grandes spécialités. Et à des étrangers, car il
précise qu'il n'accorde pas d'interviouves en France &endash; sauf
évidemment aux happy few, dont (on y reviendra) notre BHL national :
celui-là, rien ni personne ne lui échappe, c'est le Mossad à lui tout
seul &endash; et il a sans doute raison (qui n'a pas raison,
soupirait le Moran de Beckett) : chez nous il a dû faire son plein de
lecteurs, ça roule pour lui, merci (il a alors son appartement, il
voyage beaucoup, et en avion encore) et ça lui évite de passer pour
quelque peu fumeux, voire fumiste, qui sait, auprès de certains. Cela
dit, on ne peut qu'admirer sa patience, voire son stoïcisme, face à ses
interlocuteurs et -trices : personnellement, j'aurais flanqué la
plupart de ces crétin(e)s dehors dans les dix minutes, et à grands
coups de pompes dans la gueule encore &endash; à supposer que j'aie
accepté de les recevoir. Mais il devait avoir besoin de sous, Cioran,
l'avion coûtant de plus en plus cher. Ou bien s'ennuyait à périr.
A part ça, on découvre que Cioran dans le fond n'a pas grand-chose
d'intéressant à dire (comme tout le monde d'ailleurs), et donc, fort
logiquement, il se répète abondamment. Il a dans sa besace une
demi-douzaine d'anecdotes (qui sont plus que des anecdotes, des
allégories métaphysiques &endash; tout est métaphysique chez
Cioran, et donc rien ne l'est) qu'il ressort ponctuellement, avec
quelques variantes, la meilleure étant celle du riche (donc oisif)
manchot basque, puriste érotomane, qui le jour allait à la Sorbonne
insulter ces messieurs de l'Université chaque fois qu'ils faisaient une
faute de français durant leur cours, et la nuit courait Montparnasse
pour débiter les obscénités les plus raffinées aux belles de nuit, et
les engueuler à pleins tuyaux si elles s'emmêlaient dans l'imparfait du
subjonctif (sic). C'est le même qui s'est endormi dès que Cioran lui a
lu la première page de son Précis de décomposition (son premier ouvrage
en français, qu'il a ré-écrit quatre fois parce qu'il avait lu que
Pascal avait ré-écrit certaines de ses Provinciales vingt-neuf fois
&endash; ce qui tend à prouver que ces gens-là ont trop de loisirs
et pas assez de moyens pour les combler : ils auraient pu aller, par
exemple, au bistrot, ou encore au bordel, on s'y ennuie aussi bien
qu'ailleurs, encore que c'est plus cher). Vient ensuite la révélation
(ça fait rêver) que les gendarmes en Roumanie procuraient aimablement
des femmes aux jeunes gens travaillés par leurs gonades, quand celles
fournies dans les hôtels n'étaient pas disponibles &endash; mais
c'était le paradis, ce pays-là ! Pourquoi Cioran n'y est-il pas resté ?
A cause de sa fascination pour le gai Paris (qui se révéla triste), et
puis de toute façon le sexe n'est qu'une imposture de plus (et là, il
n'a pas tort &endash; personnellement, je dirais qu'il est, comme
toute chose, bassement surfait).
A part sa petite biographie (le lecteur y a droit à chaque entretien,
on ne va pas s'étendre, que celui qui veut, aille y voir), il ressasse
mornement sa nature contradictoire, son tempérament profondément
dépressif, ses élans mystiques d'homme sans foi et qui ne croit à rien,
et ses opinions sur tout et rien, les grandes et petites choses.
Autrement dit, la matière même de ses écrits, mais en nettement moins
brillant. Oh, il ne raconte pas que des bêtises (pardon ? Il en a écrit
aussi ? Sans doute, comme tout le monde, mais là n'est pas la
question). Ainsi, ses deux idoles sont Dostoïevski et Shakespeare, dans
cet ordre (sans doute un effet de l'âme slave, qui doit autant à la
désolation de son environnement et à l'âpreté de son climat, comme le
suggère Cioran, qu'à la religion, au knout et à la vodka, à mon humble
avis), le premier lui ayant révélé qu'il était lui-même un épileptique
raté &endash; Cioran est un raté et fier de l'être, tout en
conservant une certaine modestie : il aurait pu, selon lui, faire mieux
encore. A cet égard, il est une espèce de dandy, pour ne pas dire snob,
de l'échec, qui chez lui relève plus de la coquetterie que, ne lui en
déplaise, de sa chère métaphysique qui, elle, relèverait plutôt de la
pataphysique.
Car, il peut sembler sidérant, qu'un homme qui a tant lu, ait conservé
tant de naïveté romantique, pour ne pas dire de myopie intellectuelle
&endash; bien qu'il proclame son horreur de l'humanité, il n'y a
sans doute pas plus humaniste que lui. Contradictions, contradictions.
Mais peut-être, justement, a-t-il trop lu pour son bien : comme il
l'admet lui-même, la réalité des choses (évitons le terme creux de «
vérité ») ne se trouve pas dans les livres, et la culture, au fond, est
une impasse. Et d'ailleurs, un brave jardinier, dans sa jeunesse, l'en
avait averti : les livres n'apprennent rien (si, tout de même, à mon
avis : l'étendue effarante de la connerie et de la saloperie humaines,
appelons un chat un chat). Mais aussi, quelle idée d'aller chercher la
vérité dans les livres ? N'avait-il donc pas lu Bouvard et Pécuchet ?
Autant chercher de la vérité dans les média, ou les discours d'hommes
politiques ! D'autant qu'il a eu de fort mauvaises lectures :
philosophes, Bible, religions, théologie, vie des saints, mystiques,
mémorialistes, autobiographes de tout poil, et tutti quanti. Fort
regrettablement, il avoue une certaine répugnance envers l'histoire :
ce tissu d'horreurs, dit-il, est trop terrifiant pour son âme délicate
et son cœur sensible. Dommage : elle est pourtant si instructive
&endash; elle est peut-être même la seule. Tout cela en tout cas
l'amène à régurgiter beaucoup de clichés, poncifs et autres contresens.
Typique est, à cet égard, son entretien avec François Fejtö qui,
justement, porte sur l'histoire. Les remarques pertinentes y voisinent
avec les platitudes les plus désolantes et les énormités les plus
effarantes. Les deux compères connaissent fort bien l'Europe centrale,
mais pour le reste... Ainsi, Cioran estime les Américains « naïfs » et
obsédés par la parole donnée &endash; on croit rêver. Naïfs, les
Américains, ces gangsters impérialistes et hypocrites, ces cowboys
brutaux, bornés et cyniques, experts en nettoyage ethnique et autres
génocides, qui ont soutenu, voire mis en place, les pires dictatures
(pourvu qu'elles ne soient pas de gauche) tout en rabâchant sans cesse
les « droits de l'homme », qui cherchent constamment à manipuler tout
le monde et dont le seul credo, à part la Bible et le fusil, est la
realpolitik, autrement dit les intérêts des Etats-Unis, tout le reste
peut crever, et qui en leur nom seraient parfaitement prêts à faire
sauter la planète ? Dieu merci, ils sont en même temps tellement
ineptes et stupides qu'ils n'arrivent qu'à couvrir, encore plus que
d'opprobre, de ridicule leur décadence arrogante &endash; pour la
plus grande joie du concert des nations, qui supporte de moins en
moins, et avec raison, le « grand Satan » et ses prétentions délirantes
de mégalomane du pauvre. Quant à la parole donnée des Américains, leurs
belles promesses et leurs traités, que Cioran aille donc demander aux
amers Indiens, enfin ceux qui restent, ce qu'ils en pensent. Et que
dirait-il donc de l'actuelle crise irakienne ? Mais à part ça, les deux
gérontes, au cours de cet entretien, s'imaginent « philosopher ».
Franchement, ils ne sont même pas à la hauteur des trois Socrate de
taverne de la fameuse nouvelle de Voltaire, « Les oreilles du comte de
Chesterfield », dans laquelle nos trois sages concluent gravement que
le destin du monde dépend de l'état de la tripe des princes qui nous
gouvernent &endash; ce qui n'est pas plus ridicule qu'autre chose,
quand on y réfléchit (après tout, on peut se demander si, sans les
boyaux défectueux de Luther, la Réforme aurait jamais eu lieu, ou
encore si le régime alimentaire de Hitler &endash; végétarien
friand de sucreries &endash; n'influait pas sur son caractère), et
toujours d'actualité. Ainsi dans le cas de Bush, qui avait, au début,
l'air particulièrement constipé : Ben Laden et la crise irakienne ont
dû lui donner la colique, ce qui ne l'a visiblement pas arrangé, ni le
monde avec lui. Cela dit, ne soyons pas trop durs : n'oublions pas que
cet homme souffre, durement (ou torrentiellement) dans sa chair.
Egalement, selon lui, l'homme, encore plus que mauvais, est « maudit »,
et son destin « tragique ». Tragique ? Cette denrée n'existe pas dans
la nature, ce sont les Grecs qui l'ont mise sur le marché, et
Shakespeare qui l'en a plus ou moins retirée, en la déclarant moisie et
avariée. Maudit ? Sans doute, mais par qui, par quoi ? D'autant que
Cioran affirme par ailleurs qu'en choisissant la connaissance (Genèse,
sa grande référence), l'homme dans son orgueil aveugle a choisi
l'illusion, l'échec, et finalement la catastrophe. En fait c'est encore
plus simple : à partir du moment où nos aïeux les primates sont
descendus de l'arbre pour se mettre debout dans la savane, libérant
ainsi la main et développant les lobes frontaux du cerveau (c'est en
tout cas ce qu'on nous dit), l'affaire était réglée, et sans retour
possible. Allons encore plus loin : dès l'apparition de la vie, on peut
supposer que l'évolution était en marche, et l'aboutissement plus ou
moins inévitable. Et, si l'homme est mauvais, soyons juste &endash;
c'est tout d'abord que la Création est pourrie : du point de vue de la
Nature, cette planète n'est rien d'autre qu'un abattoir programmé. La
Culture, autrement dit l'humanité, n'a fait qu'y rajouter la dimension
supplémentaire et exquise d'un croisement d'asile de fous furieux et de
colonie pénitentiaire.
Et, à ce sujet, Cioran manifeste une certaine nostalgie pour des «
restes » de barbarie. Allons donc ! Ce qu'on appelle « civilisation »
n'est qu'une barbarie décadente et technologisée, bref un peu plus
sophistiquée pour être indulgent. Comme lançait Brel dans L'Aventure
c'est l'aventure (le seul film tolérable de Lelouch), « Le chemin de la
barbarie à la décadence passe par la civilisation ! » On pourrait
encore préciser que la civilisation n'est jamais qu'un moment, plus ou
moins long, de synthèse, de combinaison précaire, des deux autres
&endash; de nos jours ça s'accélère nettement. Et, que les
Etats-Unis, toujours eux, ont ceci d'unique et d'extraordinaire, que
c'est là la seule nation à être passée directement de la barbarie à la
décadence, en faisant l'économie de la civilisation &endash; ce qui
est tout compte fait logique (time is money, pas de fioritures
inutiles), et un signe des temps. Selon Cioran, encore, quand les
guerres d'agression auront disparu, nous serons civilisés &endash;
ben voyons ! S'il suffisait de ça...
Dédaignant l'histoire, Cioran, fort logiquement, récuse l'idée de
progrès &endash; et là, il n'a pas tort. Le seul « progrès »,
finalement accompli par l'humanité, est d'ordre technologique, pour le
reste, dans sa tête, elle n'est guère sortie de la caverne, qu'il
s'agisse de celle de Cro-magnon ou de Platon. Et il est tout aussi vrai
que le moindre progrès technologique, s'il améliore une chose, en fait
empirer deux, sinon trois. Un seul exemple, l'automobile, suffit
amplement à illustrer la chose. Beckett, avec Joyce, plus radicalement
considéraient que la somme des maux de ce monde est toujours constante.
De même, Cioran a raison : l'homme périra par la technologie, non sans
avoir tout détruit autour de lui &endash; déjà le Christ disait : «
Qui se sert de l'épée... » C'est exactement pareil pour le reste. Cela
dit, ne crachons point non plus indûment dans la soupe : le
tout-à-l'égout, l'eau courante, la salle de bain, le frigo, la
cuisinière, la machine à laver, le chauffage central, et puis
l'ordinateur (sur lequel je tape le présent article), la chaîne stéréo,
le cinéma, le magnétoscope, le CD, le DVD, sont tout de même de bien
agréables inventions &endash; quand ça fonctionne, évidemment.
L'ennui, Cioran, le note fort bien, c'est que l'homme ne sait pas
s'arrêter. Enfin, il s'arrêtera quand même, par la force des choses
&endash; tout a une fin, et c'est heureux. Et, ce qui est déjà sûr,
et nettement consolant, il n'exportera jamais sa peste dans le reste de
l'univers &endash; il ne quittera même pas sa vieille planète
malade. Quand on voit que la NASA s'amuse à envoyer en fumée des
navettes spatiales valant des millions de dollars (sans même parler des
occupants, mais eux reviennent nettement moins cher), et cela par pure
incurie, on s'étonne presque que les avions arrivent encore à décoller,
et même à atterrir, sans parler de voler. Etre astronaute, de nos
jours, c'est être suicidaire, cela relève de l'esprit de sacrifice
(aussi acharné qu'inutile) &endash; certes, on est promu héros
posthume, avec médaille et belles funérailles, et tout et tout, mais
quand même : où le narcissisme et l'ambition s'arrêteront-ils ? Et
penser qu'on trouve encore des candidats...
Pour en revenir à l'homme, son problème (sa malédiction) est fort
simple, relevant du dualisme judéo-chrétien-cartésien : la combinaison
d'un corps et d'une conscience (on ne parle pas ici de morale, bien
entendu, mais de consciousness, Bewustsein) &endash; supprimez les
deux, et voilà le problème résolu. Ce qui revient à dire, au passage,
que le slogan « La liberté ou la mort » est une énormité de premier
choix (une de plus) : en fait il s'agit exactement de la même chose,
d'une pure tautologie. L'idéal étant, bien évidemment, Cioran et
Beckett ont raison mais Théognis avant eux le remarquait déjà, de ne
jamais être né. La procréation relève fondamentalement du crime contre
l'humanité, c'est même le premier et le pire, le crime absolu même,
puisqu'il contient et entraîne tous les autres. Et là, Cioran a raison
: la meilleure chose qu'on puisse souhaiter à l'humanité, c'est sa
disparition. Mais quand il ajoute « pour pouvoir la regretter », ah
non, là il délire à nouveau : qui la regretterait, et pourquoi, elle
n'était qu'une erreur, une aberration, une folie, une abomination. En
fait, et en bonne logique, c'est toute la Création qu'il faudrait
foutre en l'air, c'est elle la première abomination, le péché originel
(Cioran là a raison), et que tout retourne au bienheureux néant dont il
n'aurait jamais dû sortir pour commencer.
Ce qui mène, bien évidemment, à l'idée de Dieu. Cioran n'est pas
croyant mais, à l'instar de Borges, il considère visiblement que Dieu
est plein de possibilités littéraires ou discursives. Il louche du côté
des Gnostiques (le mauvais démiurge, en clair : Dieu est un salaud
&endash; qui de plus, pour Beckett, n'existe même pas), imagine
Dieu au service du Diable, bref, on n'en sort pas, c'est toujours le
diable et le bon Dieu. Cioran est fils de pope, certes, mais tout de
même... Sa chère Genèse suggère encore autre chose : que Dieu,
omniscient, en exposant ses créatures à l'interdit, les a en fait
piégées &endash; c'est un petit (ou grand) vicelard. Mais en fait,
on l'a dit plus haut, la Création est pourrie dans son principe même :
comme remarquait un philosophe, il y a toujours eu deux constantes
ici-bas, la lutte et la souffrance &endash; nous voici du côté de
Schopenhauer et de Bouddha, autre référence de Cioran. Dès lors, on
peut imaginer le Créateur soit comme un fou particulièrement sadique
(mais c'est encore de l'anthropocentrisme), soit comme une entité se
nourrissant de la souffrance de la créature, sorte de Dracula cosmique.
Ou bien simplement dire, comme ce philosophe de latrines : « Arrêtez le
monde, je veux descendre ! » Ou comme Villiers de l'Isle-Adam sur son
lit de mort : « Je m'en souviendrai, de cette planète. » Ou plus
prosaïquement, et pour paraphraser Beckett, tenter de flairer d'où ça
chie, et s'efforcer de planquer son cul &endash; ce qui n'est pas
exactement la même chose que couvrir ses arrières. En tout cas, être
conscient (et Cioran l'est) que le simple fait de sortir de son lit le
matin, équivaut à défier l'univers entier. Il y aurait bien le suicide,
mais pour Cioran, c'est paradoxalement la seule chose qui rend
l'existence supportable &endash; les Anciens l'avaient d'ailleurs
fort bien compris, et Shakespeare le redit dans Julius Caerar.
Mais dès lors, il est vain de vouloir juger l'homme, et encore moins le
condamner (c'est déjà fait d'ailleurs, et ce depuis toujours, cela
aussi Cioran l'a compris) : le pauvre est totalement, d'un point de vue
« métaphysique », irresponsable, n'en déplaise à Sartre (que Cioran
goûtait peu, et on ne lui donne pas tort), pour la bonne raison que la
responsabilité n'existe même pas, vu qu'elle est impossible
&endash; notre époque en fait d'ailleurs de plus en plus son credo
: il n'y a plus que des victimes. A ce propos, et pour faire bonne
mesure, pourquoi ne pas inscrire dans la glorieuse Déclaration des
droits de l'Homme, celui à la connerie, ce qui ne ferait qu'entériner
une réalité de fait, solidement ancrée, et vérifiable tous les jours ?
Il n'y a guère que sur le chapitre religion que Cioran est vraiment
intéressant. Il se reconnaît comme un nostalgique de la foi, et même un
mystique raté (bien évidemment !) &endash; les antécédents
familiaux, probablement : on n'est pas impunément fils d'un homme
d'église &endash; mais c'est pour aussitôt se targuer d'un côté «
diabolique ». Allons, l'amer Michel, pas tant de vantardises. Il
s'avoue également un bouddhiste raté, en tant qu'Occidental
(personnellement, j'aime la lucidité du bouddhisme, j'essaie d'être un
peu zen - ce n'est pas un luxe, dans ce monde de fous -, mais je ne me
vois pas non plus dans le renoncement total &endash; il faut dire
que les représentations du Bouddha, avec ses longues oreilles
pendantes, son corps grassouillet et son sourire béat, ou vaguement
idiot selon les goûts, ne m'y encouragent guère). Une chose en tout cas
est sûre : un narcissisme aussi exacerbé prouve que dans le fond cet
homme s'adore, que dis-je, il se fascine, il est son propre miroir
magique, sous ses airs d'auto-flagellant. A côté de lui ,Montaigne est
une vague fiote, un pauvre type, un vrai minus habens. Certes, Cioran
le reconnaît, Montaigne était un sage, et lui-même ne l'est pas. Il est
plutôt du genre Lucifer masochiste, à la fois morose et révolté,
aboulique et excité, nihiliste et flamboyant, érudit et ignare. Car
enfin, question sagesse, il me suffit d'observer mon chat pour
constater qu'il possède, sinon toute la sagesse du monde, au moins
toute celle dont il aura jamais besoin. Et il n'en fait pas tout une
histoire. Cioran professe vomir et mépriser l'humanité, quoique ayant
encore quelques amis : Swift avait déjà dit exactement la même chose.
Par ailleurs, un philosophe remarquait (fort pertinemment pour une
fois) que la seule grandeur de l'homme serait peut-être de se mépriser
lui-même. Sans doute Cioran ne l'a-t-il pas lu ? De même, Sartre
déclarait (en connaissance de cause) que tout homme est une imposture :
Cioran l'admet, mais du bout des lèvres, et sans vraiment s'y inclure,
quoi qu'il en ait.
En somme, Cioran, cet empereur de l'aphorisme &endash; et ce n'est
pas un hasard : c'est un esprit (chagrin) de son cher XVIIIème siècle,
un déçu des Lumières (après l'avoir été de Dieu) &endash; est
jusqu'à un certain point, pourrait-on dire, une baudruche à paillettes
: presque tout chez lui est forme, mais derrière beaucoup de vent, et
bien peu de substance, en tout cas rien de bien neuf, quand on y
regarde de près. Ses écrits, brillants certes, valent bien souvent
surtout par la formule. Il suffit simplement d'en considérer les
titres, d'une préciosité ricanante et provocatrice. Le procédé aura au
moins inspiré la grande Amélie (Amélie, si tu m'aimais...) Nothomb (le
sous-Simenon en jupon) dont, on l'ignore trop souvent, Boris Vian,
homme de goût, déclarait déjà, de manière prémonitoire quoique sous un
pseudonyme : « J'irai cracher sur Nothomb ». Cela dit, son style, ce
ciselage de la formule, à lui seul, justifie amplement qu'on lise
Cioran (et je connais pas mal de plumitifs qui en auraient le plus
grand besoin &endash; pas de noms, la liste serait trop longue). Il
ressemble en cela à Platon : ce vieux pédéraste aigri, précurseur du
nazisme, a raconté (comme tout bon philosophe) bon nombre d'énormités
insanes &endash; mais (à l'inverse de bien des philosophes) il
écrivait comme un dieu.
A part ça, c'est de toute évidence un bien brave homme, mais qui sans
doute a eu trop de loisirs, et a trop lu pour son propre bien.
Un mot, pour finir, concernant « l'entretien » avec BHL (j'adore BHL
qui est, en plus de toutes ses autres vertus, un souverain remède à la
constipation, et à ce titre devrait être remboursé par la sécu) qui,
cela ne surprendra personne, est, de plusieurs parsecs, le plus nul,
mais aussi, cela paraîtra incroyable à beaucoup, le plus bref du lot
(une page et demie). A tel point qu'on se demande même ce qu'il
fabrique au juste dans cette compilation, vu qu'il ne s'agit même pas
d'un entretien, mais d'une espèce de sondage (?) réalisé par une revue
alors dirigée par BHL, et consistant en trois questions : la gestion
posthumes des oeuvres littéraires, la décision de Max Brod de ne pas
brûler les manuscrits de Kafka, les dispositions du sondé quant à ses
oeuvres posthumes. D'abord, à ce degré, ce n'est plus de l'économie,
c'est carrément du radinisme &endash; ce n'est pourtant pas BHL qui
payait de sa poche le papier de sa passionnante revue, ce n'est
certainement pas son genre. Ensuite et surtout, des questions, on le
voit, cruciales et brûlantes. Auxquelles Cioran répond qu'il faut tout
publier, sauf les vacheries à l'égard des autres, amis ou ennemis
(politiquement correct, Cioran ?), qu'il faut se méfier des veuves
abusives et des familles en général, où il n'y a que des « criminels
virtuels » (Familles, je vous hais &endash; air connu), et qu'en
l'absence de vérité, il convient de douter (original et profond). Les
réponses, on peut le constater, sont à la hauteur des questions. En
tout cas de cause, le présent article n'a pas intérêt à être posthume,
même si j'ai eu la sagesse de demeurer célibataire. N'empêche : on
comprend les préoccupations de BHL, lui qui a commis un Testament de
Dieu &endash; à ce propos, Lui a-t-il soumis son questionnaire ? Et
qu'a-t-Il répondu ? Silence et mystère infinis &endash; convient-il
d'en déduire que Ses réponses n'étaient vraiment pas publiables ?
D. GAUER - Maître de Conférences - Université de La Réunion ( Mars 2003
)