La méthode Cioran

Vous savez, ce qui est si plaisant dans les westerns, et même dans les films de gangsters où l'on s'entre-tue beaucoup, c'est l'idée qu'il y a des bons et des mauvais, de ceux à qui on ne peut vraiment pas faire confiance, et à l'opposé, des héros farcis de bons sentiments, d'honneur et de vertus incontestables. On a besoin de cela pour y voir un peu plus clair, parce que dans la vie, notre pauvre petite vie quotidienne que nous menons bon an mal an en essayant de croire à ce que nous faisons, et en faisant la part de nos joies et de nos peines, il n'est pas facile, loin s'en faut, de reconnaître avec clarté les bons des méchants, et, ce qui est encore plus grave, nos amis de nos ennemis. Il existe des gens qui nous détestent, sans qu'on sache pourquoi, d'autres qui se mettent à vous aider dans des situations difficiles, alors qu'on les connaissait à peine, et puis les amis qui vous lâchent, naturellement. Le réseau de nos relations avec les autres est mouvant, indécis, fugitif et imprécis comme nous le sommes nous-mêmes, dans ce brouillard qu'on appelle le for intérieur et où évoluent les fantômes insaisissables de nos sentiments, voire de nos convictions.

Ainsi en est-il de nos ennemis, qui sont parfois nos amis d'hier ou de demain, des collègues de bureau, des voisins, des chefs ou des sous-chefs, des parents même, pourquoi pas. Ah, nos ennemis, ce qu'on leur en veut ! Ils nous empêchent de dormir, et dans notre passion à les détester, nous perdrions une amante même, tant le ressentiment a souvent plus de poids et guide plus efficacement nos conduites que l'amour. Nous leur sacrifions parfois énormément, à nos ennemis, et beaucoup plus que nous ne savons sacrifier à l'être aimé, car la haine, au fond, est généreuse.

Pour calmer un peu la brûlure terrible que cause en nous le venin de l'exécration, Cioran vous conseille un remède : vous écrivez. Si vous n'êtes pas écrivain, qu'importe. Vous prenez un morceau de papier et vous y couchez des mots affreux : " Untel est une ordure ", par exemple, ou quelque chose de pire encore. Et puis vous recommencez : " Untel est une ordure ", et ainsi de suite, des centaines de fois. Il paraît que vous vous sentirez mieux, et à condition de répéter cet exercice avec une certaine régularité, comme on prend une médication, vous aurez appris à maîtriser votre passion.

Cela fait, il reste, bien entendu, à neutraliser votre ennemi. Il existe à ce sujet une autre maxime de Cioran que je livre à votre méditation : c'est de dire tout le bien possible de celui qui vous déteste et que vous haïssez. Vous imaginez que le précepte est un peu dur à suivre. C'est une potion amère, mais infaillible, croyez-moi. Si c'est un imbécile, par exemple, dites partout qu'il a de l'intelligence, de celle la plus précieuse, qu'on ne peut pas voir. Est-il lourd, prétendez qu'il a de la finesse dans les sentiments, et un sens aigu de l'observation. Transformez sa laideur naturelle en charme discret, mais puissant. Et cela sans la moindre ironie, surtout : il est indispensable que le bruit lui en revienne, car vous savez combien les intermédiaires, en inimitié comme en affaires et comme en amour, sont indispensables. Tandis qu'il étend avec frénésie sur votre réputation le fumier de son aversion, il apprendra que vous embaumez la sienne des louanges les plus suaves, que vous vous répandez en éloges ininterrompus sur son compte. Rien ne pourra, croyez-moi, lui porter un coup plus funeste.

Mais si demain, après avoir lu ces lignes, vous venez me faire le panégyrique de votre collègue préféré, ne comptez pas sur moi pour vous croire.


© Norbert DODILLE
Professeur des Universités, agrégé de Lettres modernes
A soutenue, le 13 mars 1976, une thèse sur "La description dans l'œuvre romanesque de Julien Gracq" Université de Lille III
Liste de ses travaux en bas de la page de son Curriculum vitae universitaire



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